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Billet de blog 30 août 2015

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Lahire, une grande leçon de sociologie

On parlera ici d’un magnifique ouvrage paru il y a quelques mois. Intitulé Ceci n’est pas qu’un tableau, il est de Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’E.N.S, et est consacré à un objet inattendu, le grand et beau tableau La Fuite en Égypte de Nicolas Poussin, acquis par le Musée des Beaux-Arts de Lyon pour la somme de 17millions d’euros au terme de tribulations dignes d’un récit d’aventure.

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Illustration 1

On parlera ici d’un magnifique ouvrage paru il y a quelques mois. Intitulé Ceci n’est pas qu’un tableau, il est de Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’E.N.S, et est consacré à un objet inattendu, le grand et beau tableau La Fuite en Égypte de Nicolas Poussin, acquis par le Musée des Beaux-Arts de Lyon pour la somme de 17millions d’euros au terme de tribulations dignes d’un récit d’aventure. C’est d’ailleurs la direction du musée qui a suscité l’enquête de Lahire au départ du livre et l’a intégrée à son « plan de communication ». Car c’est bien d’une enquête qu’il s’agit et nullement d’une analyse de l’œuvre, une enquête sur la façon dont un tableau qui eût pu être relégué aux oubliettes est devenu le chef-d’œuvre (presque) unanimement reconnu désormais. 

Mais le sociologue ne nous conduira vers les résultats de sa recherche et vers un livre 2 qu’à travers un long et passionnant détour théorique qui constitue un premier « livre » intitulé « Histoire, domination et magie sociale ». Le lecteur peut d’ailleurs se demander quel est le lien strict entre les deux volumes réunis ici en un seul et pourquoi il faut à l’auteur nous donner un cours sur les effets sociaux de la domination avant de s’attaquer à La Fuite en Égypte. Mais, d’un livre à l’autre, un extraordinaire saut réflexif se produit qui fait admettre qu’une théorie serrée du rapport dominants/dominés introduise parfaitement au destin d’une œuvre picturale ancienne authentifiée solidement de nos jours.

Le lien d’une partie à l’autre est celui-ci : alors que, depuis quelques décennies, la science sociale a délaissé la problématique de la domination qui reste essentielle à la connaissance des sociétés hiérarchisées, elle s’est privée de voir que les grands rapports de domination sont en quelque sorte et aujourd’hui plus que jamais producteurs de sacralité et de magie. Et Lahire de commencer par rappeler, dans une tradition de pensée qui va de Blaise Pascal à Pierre Bourdieu, que l’exercice de la domination ne s’exerce que peu dans une relation personnelle et sur le mode explicite. Au vrai, les dominés sont peu contraints directement à faire ce qu’ils font et à être ce qu’ils sont par les ordres que donnent les dominants. Ils adhèrent à l’ordre du monde par automatisme. Et Lahire de se demander : « Pourquoi ne transgressent-ils pas plus que cela les normes ? Pourquoi obéissent-ils à cet ordre social même lorsqu’aucun ordre n’a été explicitement formulé ? (p. 103). Et de répondre : « Ils obéissent, se soumettent ou acceptent parce qu’ils « font avec » et n’entrevoient pas d’autres voies possibles pour eux. » (ibid.) Bref, le travail de domination se fait de lui-même et il est malaisé de le contester et de le refuser.

Mais il se conforte surtout de ce que l’autorité du dominant est transfigurée en pouvoir magique. Alors que beaucoup ont soutenu et soutiennent que, dans un monde qui a perdu toute religiosité, le sacré a pratiquement disparu (c’est le point de vue d’un Gauchet par exemple), la simple hiérarchisation suffit à entourer d’aura et de prestige ceux qui détiennent le pouvoir. Et cette magie sociale est plus que jamais active aujourd’hui. Ainsi au couple dominant/dominé se superpose à chaque fois le couple sacré/profane. Or, c’est ici qu’intervient l’art comme instrument de sacralisation au service des pouvoirs. Au terme d’un travail de construction de l’artiste et de son œuvre, cet art que l’on admire se fait medium de vénération au service des puissants, qu’ils soient grands seigneurs ou représentants élus de l’État-Nation.

Illustration 2

Et c’est à cet endroit que l’étude de Nicolas Poussin et de sa Fuite en Égypte peut se faire cas exemplaire. Devenu peintre du Roi Louis XIII pendant un laps de temps, cet artiste récusa sa position enviable pour s’installer à Rome, ce qui ne l’empêcha pas de devenir le peintre français classique le plus célébré comme tel depuis lors. Mais c’est l’épisode tout actuel de l’authentification de La Fuite en Égypte et de son acquisition comme trésor du patrimoine national qui est l’épisode le plus passionnant et le plus riche de sens dans un parcours souvent paradoxal. C’est qu’à une époque récente trois versions de La Fuite en Égypte se sont trouvées en concurrence parce qu’appartenant à des collectionneurs différents et défendues par de grands experts des trois camps sans que l’on sache laquelle était l’originale. Or, que l’une l’emporte sur les deux autres par une sorte de décret institutionnel, comme ce fut le cas pour la version conservée en France, et c’est elle qui va changer de nature et devenir l’œuvre authentique aux dépens de celles qui se retrouvent sans statut.

Cette lutte qui mobilisa des scientifiques de laboratoire, des juristes et des représentants du marché et des musées s’étendit sur plusieurs années. Bernard Lahire en retrace les péripéties avec autant de verve que de minutie, soulignant combien la procédure d’authentification contient sa part d’aléatoire et d’interventions tendancieuses.

Au terme devait donc l’emporter la « version française », celle détenue par les frères Pardo, galeristes à Paris. Son « élection » fut certes soutenue d’arguments forts mais tels que la pertinence de certains d’entre eux peut apparaître comme relative. Toujours est-il que la désormais « véritable » Fuite en Égypte de Nicolas Poussin est au musée de Lyon et appartient au patrimoine national français. Car comment douter de l’authenticité d’un tableau qui a coûté 17 millions d’euros au public et au privé réunis ? On aura compris que l’analyse serrée à laquelle se livre ici l’auteur vaut surtout par cette métamorphose en objet magique d’un tableau d’abord quelconque mais suscitant désormais l’enchantement au profit des gens de pouvoir. « Un tableau jugé esthétiquement beau, écrit encore Lahire, perd toute valeur et tout intérêt s’il est considéré comme une copie, un faux ou un tableau de peintre inconnu. » (p. 318). Et telle est la manifestation la plus éclatante de la sacralisation de l’art et par l’art.

Ainsi Ceci n’est pas qu’un tableau est une leçon de sociologie puissante dont il n’est pas interdit de lire les deux volets séparément mais qui n’en forment pas moins un tout depuis la notion la plus générale au principe de toute domination jusqu’aux effets magiques que produisent nos sociétés à partir d’objets soumis à tout un travail social. On soulignera enfin que la démonstration menée en deux temps par l’auteur est nourrie d’une énorme information théorique et factuelle qui rend la lecture stimulante et nourrissante. Ceci n’est pas qu’un tableau est un grand moment de sociologie et qui, dans tout le premier livre, s’exprime en maintes « scolies » — à la façon de Spinoza.

Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, La Découverte, 550 p., 25 € (15 € 99 en version  numérique)

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