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Billet de blog 27 février 2015

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Jean-Clet Martin, philosophie du mal

Le mal et autres passions obscures, de Jean-Clet Martin, est un livre d’éthique où, paradoxalement, ce ne sont pas le bien ou le bonheur qui sont recherchés, mais le mal. Le mal est ici valorisé, il se voit même attribué la plus haute valeur.

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Le mal et autres passions obscures, de Jean-Clet Martin, est un livre d’éthique où, paradoxalement, ce ne sont pas le bien ou le bonheur qui sont recherchés, mais le mal. Le mal est ici valorisé, il se voit même attribué la plus haute valeur.

Dans cette inversion des valeurs fidèle à Nietzsche, il s’agit bien de se situer « par-delà bien et mal », mais ce dépassement du bien et du mal n’implique pas pour Jean-Clet Martin l’abandon de l’idée de mal, au contraire. Ce qu’il s’agit d’abandonner, c’est le point de vue moral sur le mal, point de vue qui produit l’opposition du bien et du mal et rend préférable le bien, le paradis à l’enfer. Chez Nietzsche, déjà, la pensée était inséparable d’une forme de douleur, comme chez Deleuze elle est inséparable d’une violence qui s’exerce sur la pensée. Se situer par-delà bien et mal revient à produire un point de vue éthique sur la vie à l’intérieur duquel le mode de vie le plus haut, le plus valable, implique de faire l’épreuve du mal : la vie y est indissociable du mal, ce rapport nécessaire étant la condition d’une vie vivante, d’une pensée et d’un monde vivants.

Dans le livre de Jean-Clet Martin, il ne s’agit donc pas du mal au sens moral mais du mal comme expérience, comme « passion » – une expérience moins subjective que métaphysique de l’altérité, de l’autre, du différent. Vivre devient expérimenter le mal, rencontrer un Autre qui force mon  changement, une différence qui me fait violence. Le livre de Jean-Clet Martin est, à sa manière, un livre violent, recherchant la place où il pourrait être une altérité qui nous fait violence, l’altérité d’une pensée qui, par-delà les évidences néolibérales, l’abjection actuelle de la pensée commune, politique, philosophique, pose de manière brute, immédiate, la question pourtant la plus ancienne de la philosophie, qu’il faut alors entendre dans toute sa force et sa radicalité : comment vivre ?

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Jean-Clet Martin (DR)

Il n’y a pas de philosophie sans la position de cette question, c’est cette question que les philosophes ne cessent de poser, de faire varier. Ce qu’est la philosophie est inséparable d’un certain type de vie mais surtout d’une urgence, d’une nécessité de la question : faire de la philosophie, c’est demander comment vivre, et si cette question du meilleur mode de vie a pu être répétée et recevoir des réponses, il y a surtout une nécessité par laquelle elle s’impose plus qu’elle n’est posée, une urgence violente et critique, à chaque fois actuelle. La violence de cette question vient de l’actualité avec laquelle elle s’impose, ne cesse de s’imposer, sans médiation, à chacun, philosophe ou pas, qui fait alors l’expérience de cette question. La philosophie commencerait par la conscience de l’urgence de cette question, la conscience de son actualité, de sa nécessité.

C’est cette nécessité qui préside au livre de Jean-Clet Martin, livre de philosophie, donc d’éthique, qui se situe au niveau où la philosophie est nécessaire, d’une nécessité qui est celle du point de vue éthique. Il faudrait se tourner vers Pascal, pour qui le meilleur mode de vie consiste à parier que Dieu existe, mais ce pari lui-même se dessine sur fond d’une expérience radicale du mal, celle de l’Homme sans Dieu : lorsque la conscience du monde sans Dieu s’impose, et l’horreur de ce monde, la question éthique devient la plus nécessaire, trouvant sa réponse, risquée, douloureuse, dans le choix de la croyance en Dieu. Ou peut-être, de manière plus radicale, faut-il se tourner vers Kierkegaard, vers Abraham qui, ayant choisi Dieu, fait face à l’obligation, proférée par Dieu, d’égorger son propre fils. Si, dans ces conditions, choisir Dieu ne protège pas de la souffrance mais précipite dans une souffrance absolue et indépassable, dans la nécessité d’un choix par lequel, quelle que soit l’issue, tout s’écroule, alors ne peut pas ne pas se poser la question « que faire ? », « comment vivre ? », « quel est le meilleur mode de vie pour moi, pour nous ? ».

La nécessité de la question éthique – et donc de la philosophie, qui n’a rien à voir avec de pseudo comités d’éthique –, son actualité, s’impose avec une certaine expérience du mal, lorsque ce qui était connu n’est plus reconnaissable, lorsque ce qui est pensé devient le plus problématique, lorsque ce qui est vécu nous plonge dans une nuit de l’esprit et du corps alors en proie à une passion obscure, obscurcissante, qui les force à ne plus être ce qu’ils étaient. Il ne s’agit plus du tout de faire « de la philosophie un petit divertissement », d’en faire « un concours pour être premier en philosophie ». Il s’agit d’en subir la nécessité, de « creuser encore cette expérience incompréhensible qu’on évoque sous le nom du mal », d’aller plus loin « dans la métaphysique du mal, dans la métaphysique comme expérience supérieure » qui est l’expérience d’une différence par laquelle mon monde s’écroule, d’une altérité par laquelle ma pensée sombre et qui, comme chez Chestov, attire dans une nuit soudaine, douloureuse, intensément souhaitée. C’est à cette condition que la philosophie est possible, c’est-à-dire que la question la plus urgente, nécessaire, et qui est plus qu’une question, autre chose qu’une question, devient celle de la vie.

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C’est cette expérience que visent, de manières diverses, les livres de Jean-Clet Martin, et que ce livre s’efforce d’affirmer. Epictète, Epicure, Platon, Aristote avaient une vive conscience du mal, conscience impliquant chez eux la nécessité de l’éthique. Les hommes pensent mal et ils souffrent, ils vivent mal et le malheur est partout rencontré – guerre, incertitude, inquiétude, mort. Comment vivre alors, comment être heureux ? La raison est la drogue miraculeuse qui fait passer de la nuit douloureuse à la vérité solaire. Le pari de Jean-Clet Martin est l’inverse : s’enfoncer dans le mal, demeurer dans la caverne – au lieu d’en sortir, creuser davantage, descendre encore plus vers des degrés plus profonds, plus obscurs, jusqu’aux enfers. C’est cette obstination qui caractérise les penseurs qu’il privilégie, Pascal ou Kierkegaard, ou Spinoza, à sa manière. Ou qui donne leur nature aux grands personnages de la littérature, ces « héros qui vont à l’extrême », comme les vampires, « créatures fabriquées par des molécules inscrites sur les fichiers du Malin Génie ». Lorsque le philosophe suit les traces du vampire, que rencontre-t-il ? Certainement pas le soleil de la vérité, ni la certitude rassurante d’un monde stable, maîtrisé. Encore moins l’évidence d’un Cogito qui, par-delà toutes les ruses mauvaises du Malin Génie, se saisit lui-même dans son évidence simple, pleine, salvatrice. Pour Jean-Clet Martin, il ne s’agit pas de se sauver à la manière de Descartes, mais de se perdre, d’arpenter la géographie du terrifiant monde sans Dieu de Pascal, d’aimer le Malin Génie et son monde délirant, d’admirer le vampire et la nuit qu’il habite.

Par l’expérience durable du mal, par sa dimension métaphysique – et non pas morale, ou seulement physique ou psychologique –, se découvre un nouveau monde, celui qui est notre monde mais que nous fuyons, que nous remplaçons par un autre dans lequel Dieu existe et où la morale est la nature de la pensée. L’expérience du mal ouvre à une nouvelle ontologie qui en un sens n’en est pas une, puisque loin de donner l’Etre elle plonge dans le devenir, dans un monde d’images et d’obscurités, de surfaces multiples, un monde indéterminé de rapports changeants, éphémères, un monde de différences que ne subsume aucune vérité ni identité fixe. Pour beaucoup de philosophes, l’expérience du mal a une dimension métaphysique et ontologique, mais elle n’est pour eux ontologique et métaphysique que de manière négative, nous détournant de l’Etre en lui-même, du vrai. Dans le livre de Jean-Clet Martin, c’est au contraire ce monde nocturne dans lequel il faut s’enfoncer, auquel il faut dire oui, car il est celui de la vie, la vie vivante de la pensée, du monde et du corps.

L’éthique appelle un tel monde, mais pas la morale. La morale est la pensée qui cache ce monde, le fuit et empêche de le penser, de le vivre. L’éthique est une pensée qui s’infiltre dans la multiplicité des cas, qui en parcourt la variété, les différences, et qui à chaque fois demande ce qui est le plus valable – non pas ce qui est bien en soi, universellement, mais ce qui vaut ici et maintenant, pour moi et pour nous. La morale est pour une pensée soumise, qui ne pense pas mais obéit, comme elle est pour un monde soumis aux impératifs de la Loi, pour un sujet moral qui désire sa soumission. La morale implique une négation des passions, de ce qui est subi par le corps autant que par la pensée – passions obscures et troublantes, « monde ténébreux des passions » qui, s’il est considéré en lui-même, est inséparable d’une pluralité à parcourir, d’un nomadisme du corps et de la pensée qui est à suivre, à décortiquer dans ses singularités et ses différences fines, ses bifurcations sans cesse recommencées, heureuses ou tragiques.

En ce sens, la morale est un mode de pensée qui fuit les rencontres par lesquelles quelque chose de nouveau, d’inconnu, est éprouvé, subi, et qui me change – qui fuit les passions pour un monde mort, paranoïaque, d’une malignité appauvrissante et mortelle : « Le devoir, loin des intrigues passionnelles, est éprouvé sans condition, hors de toute rencontre histologique, tandis que l’éthique décortique les corps. Elle est toujours suspecte, conditionnelle, ne comporte aucune Loi d’airain, aucun Impératif catégorique. L’éthique engage des exemples, des cas bizarres devant lesquels soudainement la Loi, si sûre, si spontanée, ne vaut plus rien. Elle s’induit de toutes les catastrophes éprouvées, forçant la découverte d’autres principes (…). L’éthique correspond à une situation qui n’est jamais acquise, fût-ce dans l’espoir d’un paradis messianique (…). Façon de reconnaître que la Loi n’était pas en rapport avec notre condition, avec l’univers du mal ». La morale, qu’elle soit religieuse, laïque, ou purement rationnelle comme chez Kant, est notre ennemie, elle est ce qui nous empêche de penser et de vivre, soumettant la pensée, la vie et le monde, à la fausse valeur de la Loi, à la tyrannie mensongère et illusoire du Devoir. Elle est pour un monde mort qui n’est notre monde que si nous sommes asservis et nous-mêmes morts.

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Spinoza, qui choisit l’éthique plutôt que la morale, ne peut le faire qu’à condition d’élaborer une conception éthique du mal en rapport avec une théorie nouvelle de la relation, de la rencontre : si l’éthique vaut mieux que la morale, c’est que ce que je suis implique la rencontre avec d’autres modes d’existence qui se composent plus ou moins avec le mien, diversement, selon des rapports qui sont bons ou mauvais pour moi et non dans l’absolu, abstraitement, selon des lois a priori. Le monde de Spinoza est un monde de modes d’existence pluriels, coexistants, qui se composent ou se détruisent, un monde d’alliances dans lesquelles chacun est jeté pour son bien ou son malheur, un tel monde impliquant nécessairement l’autre, le différent que je rencontre, avec lequel je peux développer ma puissance ou qui s’avère hostile et dangereux. Dans un tel monde, la rencontre est source de passions nouvelles et productrice d’un changement, d’une transformation de moi et de l’autre. Le monde de Spinoza est un monde relationnel et mobile, relatif, impliquant des différences qui peuvent se composer et imposer des passions nouvelles aux esprits et aux corps, les soumettre à une violence susceptible, selon les cas, d’être bonne ou mauvaise. Ce monde implique donc l’expérience du mal, tout un éventail de passions, c’est-à-dire l’épreuve de ce qui s’impose à moi et me transforme, m’attire dans un devenir autre, un autre monde. C’est comme rencontrer un vampire, ou un ami…

C’est cette implication réciproque de la rencontre et des passions que retient Jean-Clet Martin, ainsi que l’idée de composition. Le mal n’est pas ici moral, ou seulement physique ou psychique, et il n’est pas non plus une passion parmi d’autres : il est surtout ce qui accompagne toute passion, l’expérience nécessaire de celui qui subit la rencontre et qui, par elle, est transporté ailleurs, devenant autre. L’amitié, par exemple, est une étrange passion, dans la mesure où l’ami est toujours un étranger, une étrangeté qui nous porte ailleurs, en terre étrangère, et nous change. L’amitié est une composition, un devenir où ce ne sont pas deux identités qui se rencontrent mais où s’établit un devenir par lequel ce qui était n’est plus, ceux qui étaient ne sont plus. Un nouveau mode d’être à deux – ou plus – est créé, un mode d’être relationnel produisant une communauté bizarre, communauté de différences composées et qui, par cette composition, sont transformées, devenant autres.

L’amitié, comme toute passion, implique la rencontre et, par cette rencontre, implique un désordre, une désorganisation de l’habitude, un obscurcissement de ce que la Loi, la logique, l’intérêt avaient si bien organisé. Et l’on peut être ami avec un animal aussi bien, pris dans des passions animales qui nous font perdre les limites de la logique humaine. C’est cette expérience de l’Autre, de la différence, de l’altérité que Jean-Clet Martin nomme « mal », un tel mal étant ce que notre monde, les relations dans lesquelles nous sommes pris, nous fait connaître – et s’il s’agit d’un mal, c’est que ces relations s’imposent à nous, nous font violence, et nous défont, nous décomposent pour nous imposer d’autres compositions, imposent une destruction qui est aussi bien la chance d’une nouvelle composition porteuse, une fois de plus, de la question « comment vivre ? ».

Les passions sont dangereuses, le mal est dangereux, mais ils ont aussi leurs vertus, et ce sont ces vertus, comme des fleurs, que Jean-Clet Martin invite à considérer et à extraire. Son livre se présente comme un traité des rencontres, un traité des passions qu’il ne s’agit pas de juger mais de vivre et de penser autant par le corps que par la pensée. Au lieu de fuir la caverne du corps, restons-y, enfonçons-nous davantage dans notre corps, et dans celui des autres. Au lieu de fuir l’obscurité de la pensée, souhaitons qu’elle soit plus noire encore, autant que le moment nocturne où le vampire prend son envol. Par là un monde vivant peut s’ouvrir, un mode de vie vivant peut être connu, loin de notre monde mort, de notre pensée morte. Et se faire l’arpenteur d’un tel monde, celui de Spinoza, celui de l’univers sans Dieu de Pascal, celui du Dieu fou de Van Gogh, est le destin du philosophe : « La philosophie n’est pas seulement un usage réglé de nos facultés gouvernées par le bon sens ou le sens commun. Elle est une expérience cruciale qui va au cœur des ténèbres, renouant avec ce ‘boyau obscur’ que Deleuze avait retrouvé dans les formes les plus extrêmes de la sensation. Restaient à associer, à cet empirisme radical, d’autres territoires, ceux des passions, des amitiés nomades, des spectres de la métaphysique pure. Au lieu de nous échapper par le haut, par la morale ou la splendeur des mathématiques, au lieu de céder à un réalisme spéculatif orienté par des objets constructibles dans la perfection de leurs nombres, nous avons cherché à creuser les ténèbres que la philosophie avait toujours soupçonnées ».

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Le livre de Jean-Clet Martin est donc aussi un livre sur les conditions de la philosophie, sur la nécessité de la philosophie, qui détermine les conditions de celle-ci dans l’expérience du mal, un mal qui n’est plus à fuir mais à vouloir puisqu’il est ce qui fait de la vie une vie, de la pensée une pensée vivante, du monde un devenir incessamment vivant. Ce livre de Jean-Clet Martin, comme tous ses livres, affirme cette nécessité et le monde où elle s’impose de manière presque brute, immédiate, cherchant les points où ils peuvent être rencontrés et nous faire violence, comme une altérité d’autant plus étrangère qu’elle serait rencontrée sans préparation, soudaine et inconnue dans la nuit qui l’enveloppe. La pensée se rapproche de celle des premiers philosophes de l’antiquité, tendue vers une limite où elle serait une expérience immédiate, « sans être redevable à une tradition », s’exprimant en « une forme affirmative, brutale, qui s’énonce par fragments, ne parlant qu’à partir d’eux-mêmes ». Même si Jean-Clet Martin est un lecteur méticuleux, même si ses textes articulent de nombreuses références, son travail sur la pensée tend pourtant à l’amener au point où ses lectures et références sont prises dans un dépouillement, une vitesse qui les rend neuves, nouvelles, radicales – pour la présence de ce monde infernal qui force à penser et porte la promesse d’une autre vie. Et, par cette différence ainsi produite, s’impose pour nous, à nouveau, la question : comment vivre ?

Jean-Clet Martin, Le mal et autres passions obscures, éditions Kimé, 2015, 128 pages, 15 €.

Le site internet de Jean-Clet Martin : http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/

Jean-Clet Martin sur Médiapart, c'est aussi : http://blogs.mediapart.fr/edition/gilles-deleuze-aujourdhui/article/180115/jean-clet-martin-deleuze-lunivers-moleculaire

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