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Billet de blog 27 mai 2015

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Cher Antoine Gallimard, le luxe est éphémère, pas la littérature...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

         Tout d’abord, j’espère que tu vas bien. Peu de nouvelles de ta part et c’est tout à fait normal. Une éternité sans se voir ne facilite guère les relations. D’ailleurs, moi aussi je ne t’ai jamais recontacté. Loin des yeux, loin du cœur.  Pour être sincère, j’ai failli commencer ce courrier par un  «Cher Antoine ». Mais cette lettre est plus adressée à ton nom. Un nom qui m'est très cher.

Sachant que ton temps est compté, entrons dans le vif du sujet. En fait, je t’écris à propos de la Hune. J’ai appris récemment que tu vendais cette librairie à LVMH. Par ailleurs, cette enseigne  rachète aussi le  quotidien « Le Parisien ». Apparemment l’industrie de luxe s’intéresse à la chose écrite. Rien à priori contre ces gens que je ne connais pas. En plus, je n’ai jamais craché sur le luxe. Notamment les voitures de sport.  Un plaisir dont je ne me suis pas privé.

Je m’égare encore une fois. Faut juste que je me mette en tête que l’égarement n’est plus de mise en 2015. Il faut être très efficace, aller droit au but. Ne jamais faire fausse route? A quand un logiciel placé dans le cerveau et le cœur pour trouver le chemin le plus rapide pour penser et aimer ? Aller toujours plus vite, ne pas perdre de temps. Bientôt un GPS entre les jambes ?

Revenons à cette librairie. Pourquoi t’en débarrasses-tu ? Sans doute pour tes considérations d’ordre économique. Connaissant ton amour de la littérature, je ne crois pas que ce soit de gaieté de cœur. Business is business. Les contrôleurs de gestion plus forts que les comités de lecture. Force est de constater que tu as su protéger le nom de la famille en ces périodes difficiles. Grâce notamment à Harry Potter. Jamais auparavant, je ne me serais permis de m’immiscer dans tes affaires. Tu es maître à bord.

Cette fois ci, permets-moi de te dire que tu commets une grosse erreur. Evidement pas sur le plan comptable où tout est sûrement parfait. Ton erreur se situe ailleurs; elle échappe au radar de ton armée de gestionnaires. Qui dans ton entourage, beaucoup de sujets verbe compliments, osera te le dire ? Normal de vouloir tenir à sa place quand le marché du travail est si incertain. Pour ma part, n’ayant absolument plus rien à perdre depuis longtemps, je vais te parler franchement. D’homme à homme.

Certes, éditeur dans les années cinquante en en 2015 n'est plus le même métier. A chaque époque, sa nouvelle technologie. Aujourd'hui, le numérique a changé la donne. Je dois t’avouer ne pas être du tout au fait de ce nouveau support. Au début de l’ère Gutenberg, nombre d’individus devaient se sentir aussi quelque peu paumé. Ce bouleversement va évidemment avoir une implication sur le papier. Incontournable tournant. En attendant, il y a toujours des livres issus de l'industrie forestière. Ainsi que des lecteurs préfèrant plutôt le contact avec le papier que la lecture sur écran. A mon avis, ces amoureux du livre non numérique ne vont pas disparaître si rapidement que ça. Pour alimenter leur coupable passion, ils ont quelques solutions. Commander par Internet, se rendre dans une bibliothèque, picorer chez des bouquinistes, dans un vide grenier ou chez Emmaüs, en grande surfaces… Mais aussi en librairie.

Une librairie comme celle que tu souhaites fermer ce 14 juin. Un geste qui me paraît extrêmment dommageable. Je sais que ton grand-père, même s’il aurait eu la délicatesse de te laisser opérer à ta guise, n’aurait guère appréciée cette fermeture. Bien sûr, vendre la Hune va rapporter sûrement une grosse somme. Quelle entreprise cracherait sur un bon pactole. Sur le plan financier, tu auras sans aucun doute gagné. Et sur le reste ?

Au risque de radoter, je te répéte que tu risques de perdre beaucoup.  Une grande perte aussi pour tes employés, ces libraires - combien en connais-tu ? - qui, au quotidien, transmettent la littérature et de nombreuses autres disciplines. Ils sont capables de vendre (ne pas oublier que c’est un commerce)un petit objet se glissant dans la poche et pratique de lecture,  ou,  celui plus «  prestigieux » telle une Pléiade, se consommant à domicile ou dans un lieu à l'abri du sable et autres salissures. Leur métier de libraire est de plus en plus difficile. Plutôt porté sur les mots, la poésie, que sur les chiffres, je n’ai pas pour habitude de défendre le petit commerce. J’avoue néanmoins une faiblesse pour la librairie de proximité.

Quand une librairie ferme, l’âme d’un quartier en prend un sacré coup. Encore plus peut-être celui  où se trouve la Hune. Un quartier en deuil récemment avec la mort d’un très grand confrère nommé François Maspero ; il officia à quelques encâblures de la rue qui porte désormais ton nom, cher Antoine. Pas sûr du tout que LVMH sache insuffler le même esprit qu’une librairie. En plus, aujourd'hui dans la période sombre que la France traverse, je crois que le livre et la littérature sont plus que nécessaires. Essentiels pour résister à tous les barbares. Tu n'es pas qu'éditeur ou patron de librairies. Ta tâche me semble plus importante que celle d'un marchand d'objets manufacturés. En ces temps troublés, toi et d'autres pourraient porter une pancarte " Je suis un livre". Plus classe que le plus beau sac Vuiton. Le luxe est éphémère, pas la littérature. 

 A vrai dire, je suis quelque peu mal placé de l’endroit où je te parle, pour te donner un conseil. Jamais je ne suis venu te donner un coup de mains avant. Sache que cette inruisionest quasiment à mon corps défendant. Qu’est-ce que je voulais te dire déjà ? Sans doute l’émotion de t’adresser un courrier qui me fait dérailler. Ah! Voila… Pourquoi ne prendrais-tu pas des conseils auprès de  Folies d’encre ( pas la seule de ce genre en banlieue) qui, à sa manière, fut une espèce de « Hune » du 93. Pas un pari gagné d’avance. Pugnace, le propriétaire des lieux n’a pas lâché le morceau. Sa librairie continue de vivre et faire des « petites Folies d’Encre » dans ce département – souvent plus médiatisé par les violences urbaines que par ses prix littéraires chez Drouant ou tractations éditoriales à la brasserie « Lipp ». Si cette librairie, dans le 93, continue de fonctionner, je trouve étonnant que la tienne, au cœur d’un quartier très fréquenté et chargé d’une telle histoire livresque, ne puisse perdurer. Suis-encore trop naïf ? On ne se refait pas.

Si un bref instant, tu ne tendais pas l’oreille à tes contrôleurs de gestion, actionnaires et tout le toutim, pour fermer les yeux et te rappeler une partie de ta jeunesse. Ce moment où tu poussais la porte d’une librairie de ton quartier. Le regard d'un gosse aimanté par les  rayons de cette agence de voyages, la moins chère du monde. Et, après cette plongée dans le passé, te projeter loin, très loin, vers 2035 et des poussières. regarde ce gosse qui se promène dans les rues de ton quartier.  Il ressemble à tous les autres de son âge. Vêtu de la même manière et écoutant des musiques semblables. L’irrépressible uniformité de la jeunesse.

Ce gosse s’appelle Gallimard. Il porte ton nom et celui de ton père et grand-père. Ton petit-fils qui vient te rendre visite. Sur son trajet pour l’école ou en se promenant, que des boutiques de fringues ou de téléphones ? Même si le monde urbain ne peut pas rester figé, il est possible d’offrir des fenêtres de rêves et échappatoires. Pense  un bref instant à ce gosse. Il pousse la porte de « La Hune ». Un beau cadeau pour les futures générations. Parce qu'elles le valent bien.

Bon, je vais arrêter de t’enquiquiner avec mes utopies d’une autre époque. Et qui suis-je pour venir m’immiscer dans tes affaires ? Un illustre inconnu connaissant bien une partie de l’épopée de la maison Gallimard. Une ombre sans page wikipedia à mon prénom et notre nom. Pourquoi m’occuper de ce qui ne me regarde pas ? C'était plus fort que moi.  Quand j’ai appris que tu vendais cette librairie que j’ai connue, je me suis retourné dans ma tombe. Sans doute que Camus, entraîné à cause de moi dans la mort, a dû aussi tiquer. Mais je dois t’avouer que je ne regrette pas ma Facel Véga dernier cri: quel bolide ! Sache toutefois que le luxe peut parfois tuer la beauté. Réfléchis car LVMH t’entraînera peut-être  droit dans le mur.

Même mort, je ne peux pas m’empêcher de verser dans le moralisme à 1 franc ( pas besoin de convertir où je suis). Donneur de leçons et en plus même pas vivant. Ma lettre est sûrement très en décalage avec les us et coutumes de ton époque.  Les bouffées délirantes d'un vieux fou qui ne te fera pas changer d'avis. Tes calculettes auront toujours le dernier mot. Comme tu as pu le constater, l'éternité ne m'a pas désappris le rêve. Croire à perpétuité que la poésie est la seule monnaie qui ne se dévalue jamais. Bon, j’arrête ce délire et te fiche la paix. Plus qu'à revenir chez moi en 1960. Je me retourne dans l’autre sens.

Avec toute mon affection post-mortem,

Michel Gallimard

        PS)  Une dernière chose: Bruno Gay-Lussac est-il toujours au catalogue de la maison ? Un très grand auteur dont la lecture m'enchantait.

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